Je me souviens. Comme si c’était hier. L’odeur de la terre mouillée des tranchées, la morsure glacée des matins de novembre, le sifflement interminable des obus qui déchiraient le ciel. J’avais vingt ans, à peine sorti de l’adolescence, et déjà le monde s’était effondré autour de moi. Aujourd’hui, assis dans cette chambre aux murs de bois, je contemple mon reflet brisé dans la vitre, et je comprends que la guerre n’a jamais vraiment quitté mon corps. Elle m’habite encore, elle respire à travers chaque cicatrice, chaque silence.
Ma jambe gauche repose dans un coin, transformée en métal et cuir. Une prothèse. On appelle cela un progrès, un outil de réadaptation, mais pour moi ce n’est qu’un rappel cruel : une partie de moi est restée dans la boue de Verdun. Quand je ferme les yeux, j’entends encore les cris de mes camarades, les appels désespérés qui se perdaient dans la fumée. Combien d’entre eux n’ont jamais eu la chance de revenir ? Moi, j’ai survécu. Mais à quel prix ?
La société nous nomme « les gueules cassées », comme si un simple mot pouvait contenir la profondeur de nos blessures. Certains portent sur le visage l’empreinte du fer et du feu. Moi, c’est mon corps qui a cédé. Mais au fond, nos cicatrices sont les mêmes : elles nous enferment dans un monde parallèle, à l’écart de cette vie ordinaire qui a repris son cours. Dans les rues, j’entends les rires des enfants, les cloches des églises, le bruit des marchés. Tout semble revenu à la normale. Pourtant, en moi, la guerre est toujours là.
Il est étrange de constater à quel point le silence peut être plus lourd que les mots. Je ne raconte presque jamais mon histoire. Les autres n’ont pas besoin de savoir que le soir, au moment de fermer les yeux, je revois encore ces tranchées inondées, cette odeur de chair brûlée, ce ciel sans étoiles. Je n’ai pas besoin de leur dire que chaque matin, quand j’attache ma prothèse, je ressens une absence, comme une douleur fantôme qui me rappelle que je ne suis plus entier. Mon silence parle à ma place. Et ceux qui me croisent, parfois, baissent les yeux. Comme s’ils avaient honte d’avoir survécu intacts.
La vérité, c’est que la guerre n’a pas seulement volé nos corps, elle a aussi brisé notre avenir. J’aurais pu devenir menuisier, élever une famille, courir dans les champs comme je le faisais enfant. Mais tout cela s’est effondré le jour où un obus a explosé trop près de moi. Ce jour-là, ma jeunesse a disparu, emportée dans le fracas du feu et de la terre. Depuis, je vis dans une sorte d’entre-deux : présent, mais absent. Vivant, mais amputé d’une partie de moi-même qui ne reviendra jamais.
Et pourtant, malgré tout, il faut avancer. C’est peut-être là le plus grand courage : continuer à vivre alors même que tout en vous crie d’arrêter. J’ai appris à sourire, parfois. À écouter les oiseaux le matin, à sentir l’odeur du pain chaud. De petites choses, insignifiantes pour certains, mais qui pour moi sont des victoires silencieuses. Je ne gagnerai plus jamais de bataille, mais je peux choisir de survivre, jour après jour.
J’ai compris aussi que ma blessure raconte quelque chose de plus grand que moi. Elle est le témoignage d’une génération sacrifiée. Des milliers de jeunes hommes, arrachés à leurs villages, jetés dans une guerre qui ne leur appartenait pas. Nous étions des fils, des frères, des pères en devenir. Nous sommes revenus mutilés, brisés, marqués à jamais. Et pourtant, dans notre douleur, il y a aussi une force : celle de rappeler que la paix est un trésor fragile, qu’il ne faut jamais prendre pour acquis.
Je ne suis pas un héros. Je suis simplement un survivant. Un témoin silencieux d’un passé qui ne passe pas. Quand je regarde ma prothèse posée à côté de moi, je ne vois pas seulement un morceau de métal. Je vois un avertissement. Une mémoire. Un rappel que chaque guerre laisse derrière elle des vies amputées, des rêves inachevés, des cicatrices invisibles.
Peut-être qu’un jour, les enfants qui jouent dans les rues comprendront que leur rire est un luxe, conquis par le sang de ceux qui, comme moi, ont tout perdu. Peut-être qu’un jour, on cessera de glorifier les batailles pour se souvenir enfin des silences, des absences, des vies interrompues. Alors seulement, peut-être, mes blessures auront un sens.
Je n’attends plus de guérison. Je sais que certaines douleurs ne disparaissent jamais. Mais j’espère que mon histoire, même silencieuse, pourra rappeler aux générations futures la valeur de la paix, l’importance de préserver ce que nous avons payé si cher. Car au fond, si je continue à vivre, ce n’est pas seulement pour moi. C’est pour eux. Pour que personne n’oublie.
Et lorsque le soir tombe et que la lumière décline, je ferme les yeux. Dans l’obscurité, j’entends encore les voix de mes camarades disparus. Elles ne me quittent jamais. Elles sont là, présentes, comme une seconde respiration. Alors je leur parle en silence : « Je n’ai pas pu sauver vos vies, mais je porterai votre mémoire. Tant que je respire, vous ne serez pas oubliés. »
Ainsi va ma vie. Une existence simple, marquée par l’absence mais guidée par la dignité. Je ne gagnerai jamais la paix intérieure, mais je marcherai, avec ma prothèse, pas après pas, vers un horizon que je ne peux plus rejoindre mais que je continue à contempler. Parce qu’au fond, c’est cela, la vraie résistance : ne pas céder au désespoir.